Japon 2010-2016
Nouveaux Souvenirs. Album japonais
Véronique Mauron, historienne de l’art, conseillère artistique aux Affaires culturelles et artistiques, EPFL
Depuis près de dix ans, Olivier Christinat se rend régulièrement au Japon. Peu à peu la ville japonaise s’est insinuée dans sa recherche photographique et, depuis 2010, elle constitue un sujet à part entière. A la fois immergé dans la culture japonaise et conservant le regard décentré de l’Occidental sur les villes nippones, Olivier Christinat nous introduit à une immersion dans l’espace public japonais.
Le titre de l’exposition, Nouveaux souvenirs, sonne étrangement. Comment des souvenirs peuvent-ils être nouveaux ? Les souvenirs font tellement référence au passé qu’ils semblent n’avoir aucun présent. Pourtant le photographe nous incite à penser que les souvenirs sont rejoués, qu’ils adviennent les uns à la suite des autres et même que les souvenirs se bricolent au fur et mesure du présent qui passe. Olivier Christinat ne parle-t-il pas aussi de la photographie, ce dispositif qui transforme une réalité présente en un souvenir immédiat ? Un nouveau souvenir ? Si l’on regarde les photographies de foules où les visages d’hommes et de femmes se superposent, se cachent et se découvrent les uns les autres, on est saisi par l’effet d’instantanéité. Chaque pression du doigt sur le déclencheur ne transforme-t-elle pas l’instant en une image à longue durée ? Nouveau souvenir.
Dans ces photographies de foules, l’œil de l’artiste approche et définit, par une mise au net, le visage proposé à notre observation. Toutefois, il n’abolit pas les visages intermédiaires ; au contraire, il montre, par les flous superposés, des espacements, des densités intervallaires, des seuils de visibilité. Eloigné physiquement du sujet, Olivier Christinat en saisit pourtant l’intimité. Distance et proximité se rabattent l’une sur l’autre. La photographie est ici au plus proche du sujet (le visage qui se distingue), mais également, par la superposition des plans et des visages, elle maintient la distance avec le visage ; elle le pose, en vis-à-vis, comme un objet séparé. Cette séparation fonde la dynamique du jeu photographique : elle induit ce mouvement constant chez le spectateur qui n’a de cesse, au vu de la photo, de passer de l’ici de l’image au là-bas du visage net en passant par tous les là des visages non identifiables. Les intervalles sont présents, les intermédiaires s’accumulent dans l’image qui devient un feuilleté de couches, de plans, de perspectives rabattues. Olivier Christinat construit une hantise, faite de la mise à distance dans la proximité et de la proximité dans l’éloignement. On pourrait alors parler de l’aura de ces photographies, et redire sa définition si claire donnée par Walter Benjamin : «l’aura, l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il.»
Le photographe travaille avec un appareil muni d’un téléobjectif très puissant. Celui-ci est utilisé dans les images de villes où l’on voit les perspectives s’écraser l’une sur l’autre, les plans s’encastrer, ne laissant plus aucun interstice de rues, de boulevards, de parcs entre les immeubles. Une ville à l’infini. Dans les images de foules, le téléobjectif provoque l’empilement des têtes, têtes coupées des corps tels des trophées de la ville contemporaine japonaise.
Ce jeu de proximité et de distance s’opère encore sur un autre plan : l’opposition : privé/public. En effet, l’artiste fait apparaître des visages identifiables de l’anonymat de la foule. Pour faire ceci — advenir le privé dans le public — il faut une transgression. Chez Olivier Christinat, cela se nomme un vol d’image. L’artiste endosse deux rôles : celui du flâneur, à la fois distant mais attentif et prêt à se laisser surprendre, et celui du détective qui à l’aide de son appareil outillé capture, c’est-à-dire, saisit (comme on saisit au collet) les visages qui l’intéressent pour sa recherche. Ne se doutant souvent de rien, les personnes photographiées sont transformées en portraits. Olivier Christinat saisit les visages au vol.
Ce qui survient à l’image n’est toutefois ni spectaculaire ni suspect. L’artiste ne cherche pas à dévoiler les individus mais agit plutôt comme un sculpteur ou un peintre qui façonne et compose les corps en image. Il ne cherche ni à caractériser les individus ni à faire ressortir des traits de caractère. Les gestes, les mouvements sont anodins et simples, toujours pudiques et retenus. Cette banalité des foules fait présence et cela sans narration sous-jacente. Ces images manifestent le renouvellement permanent de ce qui passe du hors-champ au champ de vision : mouvements, gestes, attitudes corporelles et regards, tout ce qui fait la richesse d’un monde urbain très dense, tout ce qui rend possible un se mouvoir ensemble.
Toutefois une caractéristique frappe dans ces photographies de groupes d’individus. Le regard du photographe capturant la réalité cisèle des détails particuliers qui possèdent un point commun : la beauté. Contrairement au gros plan, par exemple au cinéma, qui est souvent une atteinte à l’image complète du corps et qui montre des monstruosités, la capture des détails des visages chez Olivier Christinat donne à voir la beauté à peine visible, celle qui est recouverte par le nappage du geste, par le flux du mouvement. Le photographe saisit une beauté toujours en fuite, en retrait, une beauté incognito.
Véronique Mauron, octobre 2013